Comment le fer a révolutionné l'industrie du bâtiment au XIXe siècle

comment le fer a révolutionné l'industrie du bâtiment au xixe siècle

Vue du Pavillon Baltard construit en 1851-1857. Gravure de Bourdelin.

Au milieu du XIXe siècle, l’industrie de la charpente de bois cède peu à peu la place à celle du fer dans le bâtiment. Gares, ponts et édifices industriels prennent alors une tout autre dimension… Une révolution qui permettra à des ingénieurs comme Eiffel de s’affranchir des schémas traditionnels.

En ce 3 juin 1853, un invité de marque traverse le quartier des Halles. L’empereur Napoléon III s’arrête devant l’église Saint-Eustache et observe longuement un grand pavillon aux trois quarts achevé. Depuis plusieurs mois, le “fort des Halles”, comme est surnommé avec ironie ce nouveau bâtiment, subit les quolibets des riverains. On le trouve trop sombre, trop trapu… Un peu injustement, on le compare avec regret à l’éblouissant palais de Cristal qui, depuis deux ans, fait sensation outre-Manche. Cette prodigieuse coupole de fer, de fonte et de verre, a été érigée à Londres pour abriter la toute première Exposition universelle de l’histoire.

Les Halles parisiennes, dévolues au marché d’approvisionnement, ne prétendent pas à tant d’éclat, mais leur auteur, l’architecte Victor Baltard, s’est lui aussi proposé de “faire passer la lumière” en s’appuyant sur le fer. “Or au lieu d’une légère toiture métallique calée entre quatre pavillons d’angle en pierre, [c’est] un bâtiment d’apparence massive et fermée”, écrit l’historien Bertrand Lemoine dans L’Architecture du fer (éd. Champ Vallon, 1986). La charpente métallique est bel et bien là, mais camouflée derrière une épaisse maçonnerie.

L’élégante charpente métallique de la nouvelle gare Saint-Lazare

Par un hasard du calendrier, ce même jour de 1853, Napoléon III visite les quais de la nouvelle gare Saint-Lazare, conçue par l’ingénieur Eugène Flachat. L’élégante verrière soutenue par une immense charpente métallique conquiert l’empereur : “Ce sont de vastes parapluies qu’il me faut, rien de plus”, confie-t-il au préfet de la Seine, le baron Haussmann. Sous-entendu : l’empereur apprécie cette structure tout en légèreté qui ne craint pas d’exhiber sa nature industrielle.

Pour le “fort des Halles”, c’est le coup de grâce : le bâtiment est dès lors laissé à l’abandon. Pour Victor Baltard, la déconvenue sera de courte durée. Le préfet Haussmann lui demande aussitôt de s’engager sur un nouveau projet plus technique, plus épuré, bref, plus contemporain. “Baltard resta un temps hostile à l’utilisation des structures métalliques qu’il jugeait indigne du prix de Rome qu’il était”, écrit Anne Lombard-Jourdan dans Les Halles de Paris et leur quartier (éd. École nationale des Chartes, 2009). Mais puisque l’empereur se pique d’avant-garde, l’architecte s’emploiera à le satisfaire. Ses nouvelles halles, chef-d’œuvre de légèreté et de transparence composé de douze pavillons de fer, de fonte et de verre, voient le jour à partir de 1857. Leur succès est si éclatant qu’elles inspireront un roman à Émile Zola, Le Ventre de Paris (1873), et serviront de modèle à des centaines d’autres marchés couverts, en France comme à l’étranger.

L’arrivée du métal dans l’architecture de bâtiments publics à Paris

Dans l’Hexagone, le fer n’a pas attendu le bon plaisir de Napoléon III pour s’imposer. Recherché pour sa robustesse, sa malléabilité et sa pérennité, il présente aussi le grand mérite d’être incombustible. Très tôt, ce métal se glisse dans les édifices exposés aux incendies, à l’exemple de la Comédie- Française, dotée de combles en fer en 1787, mais aussi de la halle aux Blés, à l’emplacement approximatif de l’actuelle Bourse de commerce, pourvue d’une coupole métallique en 1811, ou encore du passage couvert Véro-Dodat, équipé d’une toiture en fer et en verre en 1826. “Au début du XIXe siècle, l’usage apparent du fer était réservé aux ponts, aux serres et aux édifices utilitaires”, souligne Bertrand Lemoine. Mais au milieu du siècle, ce métal s’introduit brusquement dans le saint des saints du savoir national : la bibliothèque Sainte-Geneviève, face au Panthéon. Dans la nouvelle salle de lecture, l’architecte Henri Labrouste, autre lauréat du prix de Rome, élève une superbe charpente métallique portée par une enfilade de colonnes en fonte.

En France, c’est la première fois que ce matériau industriel s’expose au cœur d’un édifice de prestige. L’inauguration de la bibliothèque, le 4 février 1851, marque ainsi le début de l’âge d’or du fer en France.

Gustave Eiffel au cœur de la mutation des gares et édifices religieux

Comment expliquer ce basculement ? En raison, d’abord, de l’extension du réseau ferroviaire à partir des années 1840, qui a occasionné la réduction des coûts du transport et l’augmentation du volume des commandes. Parallèlement, la modernisation des techniques de sidérurgie a stimulé la production du métal, entraînant du même coup la chute des prix : entre 1820 et 1870, la production de fer a été multipliée par dix. Enfin, un événement plus anecdotique a pu contribuer à banaliser l’usage du métal. Au cours de l’été 1845, la longue grève des charpentiers parisiens a contraint les entrepreneurs à chercher une alternative. Sur les chantiers, de nouveaux acteurs ont alors fait leur apparition : les ajusteurs, les métalliers et, bien sûr, les ingénieurs.

Gustave Eiffel est l’archétype de cette nouvelle génération d’experts capables de traiter d’égal à égal avec les architectes. Entré à l’École centrale en 1852, il obtient son diplôme à l’été 1855, au moment même où l’Exposition universelle, la deuxième du nom et la première en France, bat son plein dans la capitale. “Malgré ses réticences à l’égard du régime impérial, le jeune Gustave se [laisse] entraîner par l’exaltation ambiante”, écrit Michel Carmona dans Gustave Eiffel, le maître du fer (éd. Pluriel, 2022). Quoi de plus grisant pour un jeune ingénieur que de débuter aux premiers feux du Second Empire, à l’époque où Paris entame sa prodigieuse mutation ? Soucieux de relancer l’économie française, l’empereur ambitionne de laisser son empreinte, non dans la pierre, comme l’ont fait ses prédécesseurs, mais dans le matériau symbole de l’avant-garde.

“Du fer, du fer et rien que du fer”, aurait, en conséquence, réclamé le préfet Haussmann à Baltard. Dans les années 1860, six grandes gares parisiennes arborent fièrement leurs gigantesques halles métalliques. C’est précisément à ce moment-là que Gustave Eiffel, en parfaite adéquation avec son époque, fait son entrée à la Compagnie de matériels de chemin de fer. Distingué pour ses compétences, il est bientôt recruté comme expert pour l’Exposition universelle de 1867. Dans cette deuxième moitié du siècle, la frénésie du métal s’empare aussi des édifices religieux. En 1855, l’église Saint-Eugène, construite au beau milieu du faubourg Poissonnière par l’architecte Louis-Auguste Boileau, devient le tout premier sanctuaire à afficher une structure intérieure en fer.

Sorti de terre en un temps record (vingt mois au total), le bâtiment est un modèle de parcimonie : le prix de revient du mètre carré y est sept fois moins cher que pour l’église de la Madeleine, achevée en 1842. Ce miracle, seul l’usage du fer a pu l’accomplir. En réduisant l’encombrement des structures porteuses, l’ossature métallique a prodigieusement augmenté le volume utilisable. D’autres temples, ceux-là dévolus à la consommation, profitent du gain d’espace procuré par le métal. Dans les grands magasins, le fer et le verre permettent tout à la fois de créer de vastes vitrines, de multiplier les rayons et d’encourager les déplacements.

Le Bon Marché est sans doute l’exemple le plus majestueux de ces vaisseaux amiraux du commerce. Agrandi à partir de 1869 par l’architecte Louis-Charles Boileau, le fils du concepteur de l’église Saint-Eugène, le tout premier grand magasin de Paris bénéficie en 1879 de l’expertise de l’entrepreneur Eiffel, alors âgé de 47 ans. Sa contribution ? Une immense cage de métal pesant la bagatelle de 1 520 tonnes. À l’époque, le fer, plébiscité par les ingénieurs et architectes d’avant-garde, a aussi ses détracteurs. Charles Garnier, l’auteur du plus grand bâtiment public haussmannien, est de ceux-là : “Le fer est un moyen, ce ne sera jamais un principe”, se plaît-il à dire. Son célèbre opéra parisien, inauguré en 1875, incarne son mépris à l’égard d’un matériau industriel jugé trop grossier : l’ossature métallique, présente pour des raisons de solidité et de sécurité, reste dissimulée derrière un luxe de marbres et de boiseries.

Mais n’en déplaise aux réfractaires, la vogue du fer traverse tout le Second Empire et se prolonge jusqu’aux premiers feux de la Troisième République. Dans les années 1880, le métal s’insinue même dans la sphère privée en dotant les façades haussmanniennes de gracieux bow-windows. Magnifié au tournant du siècle par les sinuosités esthétisantes de l’Art nouveau, il ne survivra pourtant pas à la Grande Guerre. Les nécessités de la reconstruction, explique Bertrand Lemoine, font alors “perdre au métal à la fois son rang de matériau principal [dans le bâtiment] et son caractère de symbole du progrès industriel”. Ce rôle de premier plan sera alors assumé par un nouvel arrivant : le béton armé.

➤ Cet article a été publié dans dans le GEO Histoire n°70 de Juillet-Août 2023.

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