Inégalités d'accès à la nature : "ainsi naît le sentiment d'injustice, le deux poids, deux mesures"

Photo d’un panneau signalant l’interdiction d’utiliser des scooters des mers et jet-skis dans la calanque de Sormiou près de Marseille, le 23 juillet 2002.

Ludovic Ginelli est sociologue à l’unité ETTIS (Environnement, Territoires en Transition, Infrastructures, Sociétés) de l’Inrae. Dans un entretien accordé à GEO, il explique comment émergent les inégalités d’accès à la nature, notamment à travers l’exemple des calanques de Marseille.

GEO : À partir de mars 2020, pour faire face à la pandémie de Covid-19, des mesures de restriction de déplacements ont été prises en France. Avec la règle des 1 km, certains ont eu accès à un parc, d’autres seulement à une dalle de béton. Est-ce à ce moment-là que la prise de conscience des inégalités d’accès à la nature a émergé dans le débat public ?

Ludovic Ginelli : Le Covid a pu marquer une nouvelle étape en soulignant la question de l’accès physique à la nature. Mais pour les chercheurs qui travaillent sur cette question, le sujet est bien plus ancien. En France, les premiers travaux remontent aux années 1980 et sont attribués à des sociologues de l’environnement.

L’un des pionniers est Bernard Kalaora, auteur du livre “Le Musée vert” [éd. L’Harmattan, 1985]. En étudiant le cas de la forêt de Fontainebleau, ce socio-anthropologue a démontré qu’il était possible d’analyser la fréquentation des espaces naturels sous l’angle des classes sociales.

Tout le monde pouvait accéder à la forêt… en théorie. En pratique, les catégories supérieures “visitaient” Fontainebleau un peu comme un musée, tandis que les classes moyennes, elles, y organisaient plutôt des pique-niques en famille – un usage mal perçu par les catégories supérieures. Les classes populaires, elles, n’y entraient quasiment pas, de la même manière qu’elles n’allaient pas au musée, estimant que ces activités n’étaient pas pour elles.

Outre l’accès physique, comme vous l’avez souligné, il y a également la question de la réglementation. Certaines activités sont autorisées et d’autres non. Selon quels critères une activité dans la nature est-elle jugée “écologique” ?

C’est un débat récurrent. Prenons l’exemple des calanques de Marseille. Cet espace était fréquenté depuis le début du XXe siècle par des randonneurs, des chasseurs et des pratiquants de l’escalade, donc bien avant la création du Parc naturel en 2012. Au moment de définir la réglementation, chaque usage est appréhendé pour son impact.

Les gestionnaires doivent alors évaluer si une activité est “écocompatible”. Ce ressort de notre analyse, c’est qu’au-delà de l’argumentaire, les études d’impact écologique sont très coûteuses. De plus, cet impact est extrêmement difficile à établir : comment savoir si l’érosion de la biodiversité est due à tel usage ou à tel autre ?

Par exemple, s’agissant des herbiers de posidonie, en identifiant les zones les plus gravement détériorées, les écologues et les sociologues ont montré que certes, l’impact des bateaux était notoire, mais moins fort que celui des bombardements de la seconde guerre mondiale ! La question de l’éco-compatibilité a un versant scientifique, mais elle est néanmoins soumise à discussion et à débat.

Pourquoi organiser des concertations et en quoi consistent-elles ?

En 2006 est adoptée une réforme des Parcs nationaux, dont la teneur se résume ainsi : on ne crée plus de nouveaux parcs de façon autoritaire, sans concertation. Des discussions doivent être organisées, entre autres autour de l’impact.

Cependant, toutes les catégories sociales ne sont pas égales. À la fois mieux organisées et mieux “dotées” en capital culturel, celles qui maîtrisent les “codes experts de la participation” – et qui ont des relais scientifiques ou politiques – parviennent à obtenir des dérogations pour les usages qu’elles défendent. Ainsi naît le sentiment d’injustice, le “deux poids, deux mesures”.

Pouvez-vous nous donner un exemple concret de ce “deux poids, deux mesures” ?

Au moment où le Parc national des Calanques a souhaité interdire les VTT, il n’avait pas réussi, par contre, à interdire les rejets de boues rouges. Cet exemple me donne l’occasion d’alerter sur le danger de désigner les gestionnaires d’espaces naturels comme des boucs émissaires des inégalités d’accès à la nature – lesquelles relèvent en réalité d’une responsabilité collective.

Certains ont eu beau jeu de désigner le Parc des calanques comme coupable de l’injustice, alors que la décision au sujet des boues rouges relevait également d’autres voix, notamment gouvernementales.

Quels usages (et quels usagers) ont fini par s’imposer dans la nature ?

Plus généralement, les usages les mieux acceptés sont ceux qui parviennent à se définir comme des “bons usages” compatibles avec “l’esprit des lieux” – un vocabulaire presque philosophique que l’on ne s’étonne plus de retrouver dans la plupart des chartes de Parcs nationaux.

Cet “esprit” est celui du calme, de la quiétude. D’où une préférence pour les activités non motorisées : la randonnée plutôt que la moto ; le kayak plutôt que le jet-ski. Et pour des activités en “petits groupes”, ce qui exclut ou limite les sorties collectives en club de marche, tournées au contraire vers la sociabilité, ou les événements sportifs (trail) tournés vers la compétition. Il faut cependant souligner que tous ces usage(r)s ont été appréhendés à l’aune de leur impact.

Certains ont réussi à maintenir leur usage grâce à des arguments, mais aussi à des ressources socio-politiques. D’autres, non. Un exemple est celui d’un quartier du sud de Marseille limitrophe des calanques. Dans ce lieu qui a historiquement accueilli des populations immigrées, les habitants avaient noué des liens très forts avec ce qu’ils appelaient “la Colline”. Pourtant, les jeunes du quartier ont été disqualifiés car accusés d’être des “mauvais usagers” (bruit, incivilités).

Quel est l’impact sur la santé des populations privées d’accès à la nature ?

Nombre de professionnels de santé ont traité cette question importante. En tant que sociologue, sur tous mes terrains d’étude, j’ai constaté le fait que cette fréquentation des espaces naturels s’avérait indispensable pour l’équilibre de certaines des personnes que j’interrogeais.

Ce “besoin de nature” fonctionnait, m’a-t-il semblé, comme une sorte de “temps inversé” : inversé à la fois par rapport au temps du quotidien (libéré des contraintes) et par rapport à nos modes de vie de plus en plus urbains ou périurbains – même pour des catégories comme celle des chasseurs.

Outre le revenu, les travaux en sociologie ont montré que les inégalités d’accès aux espaces naturels se faisaient aussi selon l’âge et le genre. Pouvez-vous nous en dire plus ?

La fréquentation des espaces naturels apparaît en effet comme un cumul de trois caractéristiques : les revenus et les diplômes, l’âge, et le genre. Le portrait type d’une personne qui fréquente la nature est celui d’un homme, cadre, et retraité [voir l’étude réalisée en 2021 par Valérie Deldrève, sociologue à l’Inrae, et ses collègues pour l’Office français de la biodiversité, p. 26-39.]

Les inégalités d’accès à la nature se réduisent-elles ou s’accroissent-elles ?

Il faut reconnaître que des efforts ont été faits, à travers la réforme de 2006 des Parcs naturels précédemment évoquée. Avant cela, en particulier dans les années 1990, la France avait cessé d’en créer de nouveaux, tant les conflits sociaux étaient forts face à ce que certains considéraient comme une “emprise de l’État” sur ces espaces.

L’intention de la réforme était de concilier préservation de la nature et usages humains. Une intention louable, mais la recherche montre que son efficacité s’avère plus nuancée. Les populations qui se saisissent le mieux des scènes de participation sont les populations locales “dominantes”, surtout culturellement. Au final, il n’y a pas eu de véritable réduction des inégalités d’accès à la nature. Une voie possible serait d’élargir à la fois la reconnaissance et la participation à d’autres catégories sociales.

Pour aller plus loin :

Deldrève V., Candau J. et Noûs C. (2021). Effort environnemental et équité. Les politiques publiques de l’eau et de la biodiversité en France. P.I.E Peter Lang. Accès en ligne gratuit.

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