ENQUETE FRANCEINFO. Paris 2024 : que deviennent les migrants envoyés dans des sas d'accueil en région à l'approche de la compétition ?

Franceinfo a rencontré plusieurs personnes à qui a été proposé un hébergement dans l’un des dix centres créés au printemps 2023. Elles sont de nouveau à la rue aujourd’hui.

La fonctionnaire de la préfecture d’Ile-de-France se faufile entre les tentes et les flaques d’eau. “Strasbourg ! J’ai encore de la place pour Strasbourg ! Qui veut y aller ? C’est bien Strasbourg !”, s’égosille-t-elle, les mains en porte-voix. Face à elle, une centaine de migrants afghans, soudanais, éthiopiens, maliens qui attendent leur sort. En ce matin frisquet du 12 décembre, tous doivent évacuer leur campement du boulevard Mac Donald, dans le 19e arrondissement de Paris. Ordre des autorités qui, suivant le projet du gouvernement, procèdent régulièrement à des “mises à l’abri” en vue des Jeux olympiques. Derrière ce terme, une réalité : depuis avril 2023, près de 3 000 personnes ont déjà transité par l’un des dix sas d’accueil aménagés en province, selon les chiffres officiels.

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Entouré de CRS, Hussain semble perdu. “Strasbourg ? Don’t know [Connais pas].” Pour situer la ville sur la carte, ses doigts font compas sur Google Maps. A quelques mètres, un bus patiente, moteur allumé. Quelques migrants, qui n’ont qu’un sac cabas pour tout bagage, montent les uns après les autres. Il est 6h30, un officier de police judiciaire saisit son talkie-walkie : “Départ du bus pour Strasbourg, 16 personnes.” Ils arriveront “sur zone” dans l’après-midi, pour n’y rester théoriquement pas plus de trois semaines.

“Un nettoyage social” de la capitale avant les JO

Sabir, lui, n’a pas souhaité monter dans le bus. Cet Afghan de 25 ans a ses habitudes en région parisienne depuis son arrivée en France, en août 2021. Il a donc préféré aller au centre d’accueil et d’évaluation des situations (CAES) de Clichy (Hauts-de-Seine). Mais, en janvier, sa sortie lui a été notifiée, sans solution d’hébergement en Ile-de-France. Sur le document qui lui a été remis, consulté par franceinfo, la case “Vous avez refusé le transfert vers le sas de Besançon” est cochée.

“L’envoi en sas est censé se faire la base du volontariat, mais c’est ‘soit tu vas là-bas, soit tu restes à la rue'”, observe Paul Alauzy, coordinateur chez Médecins du monde et membre du collectif Le Revers de la médaille. Plusieurs associations et ONG dénoncent un “nettoyage social” de la capitale en vue des JO. La défenseure des droits, Claire Hédon, s’est elle-même “autosaisie”, fin janvier, de cette “invisibilisation des indésirables”.

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Depuis sa sortie du CAES de Clichy, Sabir dort chez des amis et dans la rue. Il montre l’endroit où il pose son carton, sous le métro aérien de la station La Chapelle, dans le 18e arrondissement. Le jeune homme, qui raconte dans un bon français avoir traversé une dizaine de pays pour fuir les talibans, préfère affronter le froid plutôt que de se retrouver dans une ville où “il ne connaît personne”.

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Ici, à Paris, il navigue avec aisance dans le métro et trouve facilement du travail “dans le bâtiment”. Son avocate, Emmanuelle Pereira, dénonce “l’hypocrisie” de la situation. Sabir, sous le coup d’une obligation de quitter le territoire (OQTF) depuis le rejet de sa demande d’asile, ne sera pas reconduit à la frontière, faute de relations diplomatiques entre les autorités françaises et les talibans. Mais il est “contraint à la clandestinité” et ne peut prétendre à une solution d’hébergement pérenne, même après une orientation en sas.

“C’est un jeune majeur, sans enfant ni problème médical, il ne sera pas prioritaire pour le 115.”

Emmanuelle Pereira, avocate de Sabir

à franceinfo

Selon un bilan de la direction générale des étrangers en France, publié mi-novembre et auquel franceinfo a eu accès, près de 50% des personnes sorties des sas ont été réorientées ensuite vers l’hébergement d’urgence et d’insertion, dont fait partie le 115. C’est le cas d’Amadou, originaire du Mali. Lors de l’évacuation du 12 décembre, cet homme de 35 ans a accepté de monter dans un bus en direction de Strasbourg. Ou plus exactement de Geispolsheim, une commune en banlieue de la ville alsacienne, où un hôtel situé près d’un échangeur d’autoroute accueille ces sans-abri en provenance des campements franciliens. Il y est resté un mois, avant d’être redirigé vers Charleville-Mézières, dans les Ardennes. Comme nous le précisent plusieurs sources, la politique est de répartir dans les départements limitrophes les personnes hébergées dans les sas, et ce, “à moyens constants”.

Des inégalités de prise en charge entre les sas

Logé par une association dans un appartement dont “plusieurs personnes avaient la clé”, Amadou assure s’être fait voler des affaires et n’avoir bénéficié d’aucune aide sur place. “J’ai trouvé les Restos du cœur tout seul”, raconte-t-il. Au bout d’une dizaine de jours à Charleville, se sentant “isolé”, il a préféré retourner, fin janvier, dans la capitale. Il a réinstallé sa tente près du canal de l’Ourcq, à quelques mètres de l’endroit qu’il avait été prié de quitter. Un policier mobilisé lors de l’évacuation à laquelle franceinfo a assisté avait bien conscience de la limite de ces mises à l’abri : “On le sait qu’ils vont revenir. On fait le job mais on le sait.”

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Assis dans un café, Amadou retrace son parcours chaotique depuis sa fuite du Mali en 2012, année où des groupes armés islamistes ont investi la région de Tombouctou où il vivait. Après avoir travaillé “sur des chantiers” en Algérie et au Maroc, il a rejoint l’Europe dans l’espoir d'”avoir une maison”. Arrivé en France en 2019, via l’Espagne, il a déposé une demande d’asile, avant de rester pendant “deux ans” au centre d’accueil de demandeurs d’asile de Saint-Beauzire, une commune du Puy-de-Dôme de 2 000 habitants. L’isolement, renforcé par la crise sanitaire, l’a poussé à regagner Paris, où il a pu travailler, illégalement, et gagné de quoi se nourrir.

Pourtant, Amadou a donc été de nouveau volontaire pour repartir en région, afin que sa “procédure” pour décrocher des papiers avance. Ce n’est qu’au retour de Charleville-Mézières, en croisant des membres d’une association d’aide aux migrants sur le campement parisien, qu’il a appris que sa nouvelle demande d’asile avait été finalement rejetée, par manque d’éléments prouvant qu’il vivait dans une zone à risque. Le délai pour faire appel et bénéficier d’une aide juridictionnelle est dépassé, lui ont expliqué les bénévoles.

“Si tu es déplacé [en province] et que tu n’as pas d’assistance sur place, ça sert à quoi ? Si j’avais eu quelqu’un pour m’aider là-bas, je serais resté.”

Amadou, 35 ans, originaire du Mali

à franceinfo

Plusieurs observateurs pointent des inégalités dans la prise en charge entre les sas d’accueil, selon les organismes qui les pilotent et leur localisation. Responsable pour l’association Aurore du sas de Montgermont, en Ile-et-Vilaine, Fabien Beliarde assure que sur 354 personnes accueillies depuis juin, seulement 43 sont sorties volontairement du dispositif avant la fin des trois semaines.

Ce directeur a la chance de disposer d’un point de chute pour la suite, avec l’aménagement de 80 places en plein centre-ville de Nantes. “D’autres régions n’ont pas eu de crédits du ministère du Logement”, relève-t-il, reconnaissant qu’une des difficultés du dispositif “est de trouver des solutions d’hébergement dans des territoires déjà saturés”. Avec le recul, Fabien Beliarde estime que les sas, conçus pour accueillir n’importe quelle personne ou famille à la rue, sont finalement plus adaptés “pour ceux qui remplissent les critères de la demande d’asile et de la protection internationale”. L’exemple d’Amadou montre toutefois qu’ils apportent pas forcément une réponse sur le moyen ou long terme.

“C’est la pire période que j’ai vécue “

Pour les autres, le séjour risque de se conclure par une OQTF. C’est ce qui est arrivé à Leïla* et son mari Jibril*. Ces deux Algériens âgés d’une quarantaine d’années ont accepté de rejoindre le sas de Gepolsheim avec leur bébé de 5 mois, mi-janvier. En France depuis juin 2023, cette famille a saisi la proposition du 115 afin d’en finir avec les hébergements ne dépassant pas plus de “trois jours à une semaine”.

“Le lendemain de notre arrivée au sas, des gens de la préfecture sont venus pour nous faire remplir un formulaire et nous conseiller de demander l’asile”, raconte Leïla en berçant la poussette de sa fille depuis un square parisien. Cette ancienne sage-femme et son époux ne remplissent pourtant pas les conditions. Ce sont de “mauvaises conditions de vie” et la perte du travail de Jibril, restaurateur, qui les ont poussés sur le chemin de l’exil, et non des persécutions politiques. Ils ont donc décidé de ne pas se rendre le lendemain à la préfecture pour “la prise d’empreintes”. Quelques jours plus tard, “sept gendarmes” se sont présentés devant la porte de leur chambre. Ils sont ressortis du commissariat avec une obligation de quitter le territoire dans un délai d’un mois.

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De retour en région parisienne avant la fin des trois semaines en sas, Leïla dénonce “un piège”. “C’est la pire période que j’ai vécue depuis que nous sommes arrivés en France.” Leur avocat, Samy Djemaoun, a formé un recours contre l’OQTF, rejeté le 6 février. “Le juge des référés a estimé que la famille avait volontairement quitté le sas et donc que l’Etat pouvait refuser de les héberger”, explique-t-il, pointant “des stratégies pernicieuses pour faire en sorte que les personnes soient remises à la rue à tout prix”. Leïla et Jibril, qui ne trouvent plus de place au 115, dorment chez des familles d’accueil via l’association Utopia 56 et vivent dans la “peur” d’être renvoyés. Avec la reprise de la coopération consulaire avec l’Algérie, les “éloignements” des ressortissants de ce pays ont augmenté de 36,6% en 2023, selon les données du ministère de l’Intérieur.

“Les sas deviennent des lieux vers lesquels des personnes en situation irrégulière dans la rue à Paris sont orientées pour se faire interpeller et se voir notifier des OQTF.”

Samy Djemaoun, avocat

à franceinfo

Combien d’obligations de sortie du territoire ont été prononcées après les sas ? Impossible d’obtenir un chiffre précis. Dans le bilan de la direction générale des étrangers en France de mi-novembre, il est mentionné “quelques OQTF”.

Le nombre de personnes qui reviennent à Paris est aussi “un angle mort” du dispositif, selon le collectif Le Revers de la médaille. Acteurs associatifs et avocats dénoncent une “stratégie d’éparpillement et d’isolement” de ces migrants. “Ces pratiques de mise à l’abri sont anciennes, nous avons voulu leur donner un cadre pour avoir une vraie évaluation de la situation administrative de ces personnes”, a rétorqué Eric Jalon, directeur général des étrangers en France, lors d’un point-presse sur les chiffres de l’immigration, le 25 janvier. “On perd pourtant leur trace très vite une fois qu’ils sont partis en province”, observe Léa Filoche, adjointe (PS) à la mairie de Paris en charge des solidarités.

“Il y a quelques belles histoires”, soutient de son côté le directeur du sas de Montgermont. Mais Fabien Beliarde admet avoir “très peu de visibilité sur l’après. On a du mal à avoir des éléments fiables sur la trajectoire des uns et des autres”. Amadou, lui, compte bien rester à Paris pendant les Jeux. De sa tente près du canal de l’Ourcq, il entendra les clameurs monter du Zénith et de la Grande Halle de La Villette, où se dérouleront des épreuves de Paris 2024.

*Les prénoms ont été modifiés.

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