Armel Le Cleac’h : «J’ai souvent entendu qu’on n’est pas assez bien payé pour les risques pris»

Vision d’expert. Le récent vainqueur de la Transat Jacques Vabre reprend la mer ce dimanche à Brest pour la première édition de l’Arkea Ultim Challenge, un tour du monde en solitaire sur trimaran géant. Armel Le Cleac’h, skipper Banque Populaire, se confie à Capital sur cette entreprise hors norme et son rapport au risque.

CAPITAL : Tu embarques dans quelques heures pour le premier tour du monde à la voile en solitaire sur les Ultim, les plus grands trimarans de course au large. Quelles différences majeures par rapport à un Vendée Globe ?

Armel Le Cleac’h : Nous serons 6 bateaux sur la ligne de départ pour cette première édition en trimaran géant, ça ne s’est jamais fait. Si on veut comparer au Vendée Globe, qui est certainement la course la plus connue des Français, on va faire le même parcours sauf que l’on part de Brest au lieu des Sables d’Olonne. Après, ce n’est pas le même type de bateau. Sur le Vendée, c’est un monocoque de 18 mètres de long, nous, ce sont des trimarans géants de 32 mètres de long et qui vont deux fois plus vite. Ce n’est pas la même exigence et le même rythme. Un tour du monde Vendée Globe, c’est autour de 80 jours. Bon, j’ai fait 74 jours pour celui que j’ai gagné (rires), mais là on va le faire en 45 jours. On va aller deux fois plus vite.

Dans le règlement, il y a deux paramètres qui changent par rapport au Vendée. Pour des raisons de sécurité, l’assistance météo est autorisée, on a une équipe météo à terre qui va nous aider à définir la meilleure trajectoire et à éviter les endroits les plus dangereux. Et comme c’est une première édition avec des bateaux très particuliers, il a été autorisé d’avoir des escales techniques avec des pénalités (un stop sera de 24 heures minimum, N.D.L.R.). Donc, il faudra bien réfléchir si l’on s’arrête ou pas. L’idée, c’est d’avoir le maximum de bateaux à l’arrivée. Sur le Vendée Globe, 40 % des marins abandonnent. À titre personnel, j’ai déjà gravi trois fois l’Everest des mers sur le Vendée et c’est comme si on venait de découvrir une nouvelle montagne encore plus haute. Ce n’est pas parce que le trajet est le même que l’aventure sera la même. On a tout à écrire, tout à prouver.

Ces grands bateaux ont été surtout conçus pour battre des records. Est-ce que ça te manquait la confrontation directe avec les autres skippers ?

Oui, c’est vrai, c’était surtout la course contre le temps sur les multicoques géants. Chacun faisait son programme. Et puis il y a 10 ans, quelques sponsors voulaient se lancer dans l’aventure des trimarans géants. Ils ont souhaité travailler ensemble pour créer cette catégorie Ultim avec un programme de course. Thomas Coville, puis François Gabart, ont fait leur record en solitaire. Mais tout le monde se disait que la course, ça manquait. Je crois qu’aujourd’hui, ce qui nous passionne c’est la compétition. Se battre contre le temps c’est bien, mais ça reste limité et assez aléatoire, sur les fenêtres météo. En plus, ce n’est pas facile à faire vivre en tant qu’évènement.

armel le cleac’h : «j’ai souvent entendu qu’on n’est pas assez bien payé pour les risques pris»
La carte du parcours de cette première édition de l’Arkea Ultim Challenge au départ de Brest ce 7 janvier 2024 DR

Là, on a une course, avec un départ, une arrivée, des rebondissements et c’est ce qui fonctionne aujourd’hui, notamment pour nos sponsors qui ont besoin de retombées économiques sur des bateaux qui coûtent cher, environ 15 millions d’euros neufs. La voile, ce sont des écuries et des budgets de fonctionnement importants. Il nous faut des projets à la hauteur de ces enjeux. Je crois que cette nouvelle course peut devenir un évènement aussi fort que le Vendée Globe. En 1989, il y avait 13 bateaux sur la ligne du départ du premier Vendée. On prenait les gens pour des fous. Aujourd’hui, ils sont 40 au départ et c’est la bagarre pour s’inscrire.

Quelle a été ta première réaction à l’idée de te lancer dans un tel défi ?

Je me suis dit : «Ah, ok, laissez-moi réfléchir». Il faut peser les pours et les contres. Quels sont les risques, les difficultés, les avantages ? Comment se préparer ? Je ne suis pas une tête brûlée et en Ultim, on ne peut pas y aller comme ça, sur un coup de tête. C’est une aventure, mais c’est surtout une compétition. On ne peut pas y aller juste pour la découverte. La classe Ultim, c’est un peu la Ligue des Champions de la voile, c’est de la performance pure. Pour un sportif, c’est un challenge. Et ce qui est stimulant, c’est que malgré mon expérience et ma préparation, je ne sais pas si je vais y arriver.

armel le cleac’h : «j’ai souvent entendu qu’on n’est pas assez bien payé pour les risques pris»
Les trimarans géants sont prêts à prendre le large depuis Brest Alexis Courcoux

Certains skippers sont des entrepreneurs qui mènent un projet global, d’autres sont plus comme des sportifs de haut niveau intégrés dans une structure. Comment appréhendes-tu ta relation avec le sponsor ?

J’ai connu cet aspect où il faut se débrouiller sur tout. Aujourd’hui, je suis plus dans un projet 100 % sportif, je n’ai pas la responsabilité de la structure, ma mission c’est le sportif. Ça me donne plus de temps, d’énergie et de concentration pour me préparer. On ne me demande de gagner des courses et de représenter la marque.

Et ça te plaît ? On dit souvent que c’est la partie que vous aimez le moins…

Oui, cela a pu être vrai, mais les générations ont changé. Aujourd’hui, un sponsor ne vient pas que pour mettre un nom sur un bateau. C’est aussi partager des valeurs d’entreprise avec un skipper. C’est ensemble que l’on arrive à tirer tout le monde vers le haut. Quand on est sponsorisé par une marque, il faut aussi adhérer aux valeurs de la marque. Si j’étais anticapitaliste, la banque, ça aurait été compliqué (rires). Jérémie Beyou (Charal), s’il est végétarien, c’est compliqué (rires). Moi ça fait partie des choses que Banque Populaire m’a demandé quand ils m’ont recruté en 2011. La banque, est-ce que tu connais ? Est-ce que tu es capable de tenir un dîner avec des grands patrons ? Est-ce que tu es à l’aise de parler devant 300 personnes lors d’une convention ? Et oui ça me plaît, car finalement je rencontre beaucoup de gens et j’apprends des choses, même si je ne serai jamais banquier… Ce ne sont pas juste des gens qui te donnent de l’argent. Et en course, tous ces gens on les sent. On n’est pas tout seul en fait, et c’est très important pour un marin en solitaire.

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Justement, on voit que les sponsors se sont professionnalisés, et deviennent même des armateurs qui achètent et revendent des bateaux. Comment ça se passe chez vous ?

Tout à fait, les sponsors sont devenus des armateurs car les prix des bateaux ne sont plus les mêmes par rapport à l’époque où j’ai commencé. Mon premier bateau pour le Vendée Globe, c’était un budget de 3,5 millions d’euros. On l’a revendu en 2017 pour 3 millions d’euros, il a été bien amorti.

Aujourd’hui, un skipper ne finance plus son projet en allant voir sa banque. Le bateau sur lequel je pars, 150 entreprises ont travaillé dessus. C’est deux ans de construction. Ce type de bateau, tu ne l’achètes pas sur étagère. Il a été fait localement, il a créé de l’emploi, il a permis de développer des entreprises. C’est de l’argent qui tourne en fait. Et pour la banque, c’est un investissement. En fait, le bateau c’est un outil de travail. Notre budget annuel en tant qu’équipe est d’environ 5 millions d’euros.

Financièrement, est-ce que tu te compares avec d’autres sports ?

J’ai souvent entendu qu’on n’était pas assez bien payé par rapport aux risques que l’on prend. J’ai arrêté de me comparer aux autres (rires). Un footballeur, ce sont des millions par mois, on n’aura jamais ça dans notre vie, mais c’est un sport médiatique, populaire, exposé. La voile l’est également, mais à une autre échelle. Ça reste un sport de passionné, mais pas encore mainstream. L’argent, les salaires… Dans notre milieu, les gens savent à peu près combien gagnent les autres, mais on n’est pas dans les chiffres du foot, du tennis ou du golf.

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Ingénieur de formation, tu pratiques un sport et un métier très dangereux finalement. Tu as déjà vu l’un de tes bateaux finir au fond de l’eau (en 2018 il avait été récupéré au large du Brésil après le chavirage de son trimaran, N.D.L.R.). Comment est-ce que tu composes avec cette notion de risque ?

J’ai pris un peu de recul sur cette notion de risque, sur le fait qu’il m’arrive quelque chose de grave. J’avais cette appréhension sur les premières grandes courses. Ce que j’ai vécu me permet aussi d’aborder les choses de manière plus sereine. Je ne vis pas avec la notion de casse du bateau, sauf quand on aborde les derniers jours d’une course. Nous avons maintenant des moyens à bord qui nous permettent de s’adapter : des caméras thermiques en tête de mat, des sonars qui alertent les mammifères marins… ça progresse de ce côté-là.

En solitaire, j’ai plus peur pour moi car le risque c’est aussi de se blesser. On navigue entre 50 et 70 km/h, ce n’est pas rien. Je porte un casque, j’ai des protections. Je travaille aussi avec des médecins pour savoir comment gérer les traumatismes en mer.

Sur le chavirage de 2018, c’est l’évènement le plus douloureux de ma carrière. Cela aurait pu être le plus tragique. Quelque part, ça me rend encore plus fort, plus robuste. Il a fallu comprendre pourquoi ça avait cassé car j’ai eu peur que ce soit de ma faute. J’aurais pu arrêter à ce moment-là. C’est un évènement qui nous a mis les deux genoux à terre. Mais ça a aussi resserré les liens et le sponsor a joué carte sur table. Il avait tout gagné, il aurait pu tout arrêter. Ils m’ont dit « on n’arrête pas sur un échec ». Ça m’a donné encore plus envie de réussir.

À 46 ans, tu as presque tout gagné. Est-ce que tu te fixes une limite ?

Je me dis que tant que j’ai les capacités physiques et mentales pour la gagne, je continue. Mais courir pour courir, ce n’est pas mon leitmotiv. Tant que je me sens capable de gagner, je continue.

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