À Taïwan, la défense civile face au tabou de l'invasion chinoise

à taïwan, la défense civile face au tabou de l'invasion chinoise

Des Taïwanais s’entraînent à l’airsoft sur le stand de tir du “Camp 66” à Taipei, le 1er octobre 2023.

La montée en puissance des groupes de défense civile taiwanais se heurte à l’indifférence d’une partie de la société taiwanaise, qui craint que se préparer trop ouvertement à une invasion chinoise ne remette en cause le fragile statu quo en place. De plus en plus de jeunes souhaitent pourtant que le gouvernement s’engage davantage à développer la défense civile. Reportage.

Cela ressemble à s’y méprendre à un fusil d’assaut, jusqu’à ce que l’on presse sur la détente… cette réplique airsoft du Colt M4 des forces spéciales américaines sonne alors comme un jouet, à mille lieux de la détonation explosive d’une véritable arme à feu. À voir les tenues militaires arborées par certains participants au stand de tir airsoft “Camp 66” à Taipei, on en oublierait presque qu’il ne s’agit que d’une activité de loisir qui consiste à propulser de petites billes en plastique avec des répliques d’armes à feu.

À Taïwan, cette pratique est pourtant chose sérieuse. En raison d’une législation interdisant la possession d’armes à feu, les clubs d’airsoft sont l’unique moyen pour les civils taïwanais d’acquérir une culture militaire qui, espèrent-ils, pourraient s’avérer utile en cas d’invasion chinoise.

“J’ai commencé l’airsoft parce que j’entends depuis mon enfance que l’entraînement dans l’armée taïwanaise n’est pas terrible”, explique Bill Huang, un étudiant en génie mécanique de 19 ans qui s’entraîne au tir avec un gilet tactique “Taipei city police”. Le jeune homme ajoute que c’est l’invasion de l’Ukraine qui l’a motivé à rejoindre un club pendant l’été 2022.

“Je pense que les compétences acquises sur un stand d’airsoft peuvent être utiles pour la défense civile, car les répliques que l’on utilise fonctionnent exactement comme de vraies armes. Si un jour le gouvernement me donne un pistolet ou un fusil, je serai capable de m’en servir pour défendre mon pays” explique-t-il.

Casque militaire dernier cri, foulard cachant son visage et réplique du fusil d’assaut américain M4 en bandoulière : son ami Brian semble s’être parachuté directement depuis une zone de guerre. Lui aussi s’entraîne au stand de tir “Camp 66” et lorsque son “fusil d’assaut” s’enraye, c’est un ancien marine américain travaillant comme instructeur de tir qui vient à son aide.

“Il ne s’agit absolument pas d’armes à feu. Mais les répliques sont très fidèles aux modèles originaux et cela permet aux gens de s’habituer à les charger, à les décharger et à les manipuler”, explique Richard Limon. “Le plus important, c’est qu’ils apprennent à manipuler les armes à feu avec précaution” poursuit l’ex-marine.

Contrairement à l’Ukraine en 2014, quand la Russie s’est emparée de la Crimée et a envoyé des troupes pour soutenir les séparatistes du Donbass, Taïwan n’a pas connu un tel moment de prise de conscience collective de la menace militaire que peut exercer son grand voisin continental.

Le système taiwanais de défense civile mis en place au XXe siècle, principalement centré sur la gestion des désastres naturels, est largement décrié pour son manque d’efficacité. Mais l’attachement d’une écrasante majorité de la population au maintien du statu quo avec Pékin freine les ambitions de réforme.

Sur la question des relations avec son grand voisin, les trois candidats en lice pour l’élection présidentielle qui se tient samedi 13 janvier sont en réalité sur une ligne proche : ni réunification, ni affrontement avec la Chine continentale, même si chaque candidat formule cet axiome avec des mots différents. Au cours de la campagne électorale qui s’achève, la menace chinoise est passée loin derrière les questions économiques et sociales.

Les Taiwanais attirés par les nouveaux groupes de défense civile regrettent amèrement que la menace chinoise soit trop souvent passée sous silence. Ils reprochent également au gouvernement de ne pas avoir soutenu les initiatives d’ONG et de clubs d’airsoft visant à mieux préparer la population à l’éventualité d’une guerre.

“La plupart des participants aux activités de défense civile sont frustrés par le manque de réaction du gouvernement taïwanais après les récentes incursions chinoises”, affirme la chercheuse Wen Liu après avoir interrogé des dizaines de nouvelles recrues de la défense civile pour un rapport de recherche mené dans le cadre de l’Institut d’ethnologie de l’Academia Sinica.

Se préparer à une invasion chinoise ?

Le principal problème, selon elle, est la réticence des autorités à désigner clairement la Chine comme ennemi potentiel. Pour des raisons historiques et identitaires, elles répugnent à envisager un conflit opposant Taïwanais et Chinois. Même si Taiwan est autonome depuis 70 ans, sa constitution présente toujours l’île comme la “République de Chine”. L’ennemi traditionnel n’était pas les Chinois en tant que tel, mais le Parti communiste de Mao Zedong.

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Wen Liu note que ce n’est que dans sa version actualisée de juin 2023 que le “Manuel de la défense civile” publié par les autorités taïwanaises désigne des soldats ennemis comme des hommes en uniforme de l’armée chinoise. À cela s’ajoute une forme de fatigue et de déni psychologique.

“Beaucoup de Taïwanais se sont habitués aux actes d’intimidation de la Chine et ne veulent même pas en parler. Comme il n’y a pas eu d’invasion au cours des 70 dernières années, ils pensent qu’il ne se passera rien s’ils continuent à vivre comme d’habitude”, explique Wen Liu. Pour eux, la mise en place d’une défense civile ouvertement anti-chinoise pourrait être perçue comme une provocation par Pékin et déclencher une escalade militaire.

“Le plus important avec les nouveaux groupes de défense civile, c’est qu’ils renforcent la prise de conscience et la résistance psychologique de la population. Ils montrent également à nos alliés internationaux que les Taïwanais ne sont pas divisés sur leur volonté de résister à une agression”, ajoute la chercheuse.

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L’assurance de la détermination taiwanaise à se battre pour son indépendance est essentielle aux yeux des stratèges de Washington, dont l’aide militaire serait cruciale pour repousser une attaque de Pékin.

Cependant, il reste difficile d’estimer l’attitude de la population taïwanaise en cas d’invasion chinoise. Les enquêtes d’opinion menées autour de cette question ultrasensible sont considérées comme peu fiables. Pour les chercheurs interrogés par France 24, l’engouement de 2022 pour la formation à la défense civile serait déjà en train de retomber. Il n’existe cependant pas de statistiques officielles sur le sujet.

La défense civile attire les jeunes

Selon T.H. Schee, un expert en gestion de crise, les clubs d’airsoft ou les formations de défense civile organisées par des ONG comme l’Académie Kuma continuent d’attirer principalement un public plutôt jeune.

“La plupart ont entre 20 et 30 ans. C’est la tranche d’âge la plus susceptible de se préparer vraiment à résister à une invasion chinoise. Ils ont un état d’esprit très différent des groupes de volontaires de plus de 50 ans qui se dédient à la gestion des catastrophes naturelles. La génération plus âgée n’aime pas nommer des ennemis parce qu’elle sait qu’en politique, les gouvernements peuvent changer et qu’un jour, vos gouvernants peuvent devenir votre ennemi”, explique cet expert.

S’appuyant sur sa propre expérience de la coordination des opérations de sauvetage lors du tremblement de terre de 1999 et du typhon de 2009, il affirme que la nouvelle et l’ancienne génération devraient essayer de mieux collaborer pour améliorer l’efficacité du système de défense civile.

“Vous ne pouvez pas protéger votre quartier tout seul (…) Un aspect essentiel de la défense civile est de savoir qui, dans votre groupe local, peut faire quoi. Cette connaissance et le maintien de la communication sont indispensables pour éviter le chaos et gérer un mouvement de résistance adéquat en cas d’invasion”, poursuit-il.

Un autre défi pour la défense civile taïwanaise est la condition physique générale de la population, qu’il considère comme assez médiocre.

“La pratique de l’airsoft ou la formation aux premiers secours peuvent être efficaces pour la préparation psychologique. Mais je crains que si une guerre éclate, certains jeunes ne tiennent pas un jour ou deux, parce qu’ils ne sont pas assez en forme. Je sais bien que tout le monde à Taïwan ne peut devenir soldat, ce n’est pas réaliste” affirme T.H. Schee. “Mais si nous pouvons compter sur 5 à 6 % d’irréductibles très affutés et bien préparés, alors on peut changer le cours d’une guerre”.

Cet article a été adapté de l’anglais par David Gormezano. Vous pouvez lire sa version originale ici.

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