Désinformation : « La Chine recrute aussi des influenceurs étrangers »

désinformation : « la chine recrute aussi des influenceurs étrangers »

Désinformation : « La Chine recrute aussi des influenceurs étrangers »

Jamais un rapport d’un centre de recherche du ministère des Armées français n’avait eu un tel écho, qui plus est mondial. Publié en septembre 2021 par l’Institut de recherche stratégique de l’école militaire (Irsem), le rapport « Les opérations d’influence chinoises » a été repris et cité bien au-delà de l’Hexagone, jusque par les meilleurs experts anglo-saxons, pourtant bien plus nombreux et bien mieux dotés, alors que Washington a fait de longue date de la rivalité avec Pékin sa priorité stratégique numéro 1.

Le spécialiste du renseignement chinois Paul Charon, et l’ancien directeur de l’Irsem Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, désormais ambassadeur au Vanuatu, y décortiquaient le système du Parti communiste chinois (PCC) pour s’attaquer aux démocraties, à coups de « fake news », de manipulations et d’agents d’influence, souvent orchestrés par les espions de l’Armée populaire de libération eux-mêmes.

Deux ans plus tard, la Chine est passée au second plan. Moscou et ses usines à mensonges déchaînées pour couvrir ses guerres en Ukraine et en Afrique lui volent la vedette. Pourtant, le PCC a-t-il enterré la hache de guerre avec l’Occident ? Augmentée et mise à jour, une nouvelle édition du rapport de l’Irsem, publiée aux éditions Les Équateurs, invite à ne pas baisser la garde. Comme l’explique au Point Paul Charon, les organes du PCC sont désormais passés à la vitesse supérieure des « deepfakes » (trucages audios et vidéos) et de l’industrialisation des influenceurs et des images trafiquées ou générées par intelligence artificielle. Entretien.

À LIRE AUSSI « Portal Kombat » : dans les coulisses de la guerre de l’infoLe Point : On parle beaucoup de la désinformation russe depuis l’invasion de l’Ukraine. La Chine est-elle en reste ?

Paul Charon : Non, les Chinois sont toujours aussi actifs, au moins autant que ce que l’on observait lors des deux premières éditions de notre rapport en 2021 et 2022. On constate même une montée en gamme, à la fois sur le plan des moyens techniques et également dans la maîtrise des man?uvres de subversion. Les Chinois se servent ainsi désormais d’intelligences artificielles génératives pour produire des images manipulées. Ce n’est pas encore de qualité suffisante pour tromper un regard vigilant, un doigt en plus ou des lettres d’alphabet qui n’existent pas trahissent souvent l’origine manipulatoire de ces images, mais les progrès sont réels.

Les Chinois se servent ainsi désormais d’intelligences artificielles génératives pour produire des images manipulées.

L’utilisation d’influenceurs sur les réseaux sociaux s’est généralisée. Le recrutement d’influenceurs chinois est un mode opératoire ancien, il est désormais professionnalisé et institutionnalisé par le truchement de programmes comme celui de Radio Chine Internationale. Mais la Chine recrute aussi des influenceurs étrangers dont la popularité est le gage d’une meilleure diffusion des discours et récits du PCC ; ceux-ci présentent généralement la Chine de manière méliorative, mais de plus en plus souvent dénigrent ses ennemis, et particulièrement les États-Unis dont les travers ou l’hypocrisie sont soulignés à l’envi, ils visent également à démonétiser le modèle de la démocratie libérale.

Ces influenceurs agissent désormais dans un nombre impressionnant de langues, plus seulement le chinois, l’anglais, l’espagnol ou le français, mais aussi le thaï, le swahili, l’haoussa, le tagalog, etc. Enfin, l’apparition de profils d’influenceurs intégralement générés par intelligence artificielle, encore peu crédibles et peu séduisants tant le ton est monocorde et la voix robotique, constitue sans doute la préfiguration d’opérations d’influence susceptibles d’être menées dans un avenir pas si éloigné.

À LIRE AUSSI Twitter et TikTok, temples de la désinformation, selon une étudeLes Chinois créent aussi de plus en plus de faux sites d’information, qui n’ont en apparence aucun lien avec la Chine, donc clandestins, mais que nous sommes en mesure d’associer à des acteurs chinois en raison de morceaux de codes identiques ou de contenus copiés in extenso d’un site à l’autre et dont l’origine est souvent un média officiel tel que Xinhua ou le China Daily.

Un autre exemple très intéressant car il suggère un recours croissant à la clandestinité est une série de fausses pages Internet pour inventer un faux « festival international de cinéma de Prague », démasqué en 2022. Le but était de promouvoir un documentaire soutenant la version de Pékin sur les manifestations de 2019 à Hongkong. Ces opérations plus sophistiquées sont rendues nécessaires par le renforcement de la surveillance contre la désinformation. La création d’organisations comme Viginum, en charge de lutter contre la désinformation en France, rend la tâche plus difficile pour les acteurs chinois qui sont contraints de monter en gamme.

À LIRE AUSSI « Portal Kombat » : révélations sur la fratrie russe derrière l’opération de désinformation massive en EuropeAprès le 7 octobre, la Chine a connu une vague de fausses informations hostiles à Israël, et même d’antisémitisme en ligne, du jamais-vu dans son histoire. Y a-t-il des raisons de penser que le Parti-État ait encouragé ou même initié une campagne de désinformation ?

Le revirement chinois en faveur de Gaza contre Israël a été immédiat après les événements du 7 octobre. En 48 heures, la Chine prenait position, en ligne, contre Israël. Et certains des acteurs identifiés dans la promotion de ses contenus anti-israéliens, voire antisémites, sont liés à l’appareil du Parti-État, notamment le département de propagande. Il ne fait donc aucun doute que le Parti-Etat a encouragé sinon généré cette vague.

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Mais cela peut-il provoquer une telle déferlante ? N’est-ce pas en partie simplement par sympathie pour les Palestiniens ?

Il n’y a pas véritablement de tradition d’antisémitisme en Chine, ou alors de manière très résiduelle. Le sujet jusqu’à présent provoquait plutôt l’indifférence de la population. Le Parti rappelait parfois que la Chine avait accueilli des juifs durant la guerre et s’évertuait à maintenir une forme d’équidistance lui permettant d’entretenir des liens avec Israël comme avec les pays arabes. Depuis quelque temps, le pouvoir chinois semblait toutefois favorable à une réorientation de sa politique au Moyen-Orient, ce qui fut manifeste après l’attaque du Hamas le 7 octobre.

Il y aura certainement des répercussions pour la France, comme pour l’ensemble de l’Occident et les démocraties.

Trois jours après seulement, plusieurs comptes sociaux chinois liés à des médias ou des organes officiels tels que le China Internet Information Center, qui est une émanation du département de la Propagande, ont commencé à diffuser des fausses informations sur l’utilisation de bombes au phosphore par l’armée israélienne. Depuis, le flot d’informations manipulées en provenance de Chine ou d’acteurs à la solde du PCC n’a cessé de s’accroître. Une telle production ne pourrait se faire sans la volonté du pouvoir, cela signifie donc que la Chine a décidé de mettre un terme à sa politique d’équidistance. Critiquer Israël permet au PCC d’atteindre les États-Unis et l’Occident d’une manière générale et de se solidariser avec les pays arabes.

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Il y aura certainement des répercussions pour la France, comme pour l’ensemble de l’Occident et les démocraties. On voit se dessiner une stratégie plus globale de la Chine, depuis le début de la guerre en Ukraine, qui tend à renforcer, à ancrer, la coupure entre la Chine et le reste du monde, « le Sud » comme ils disent, dont ils feraient partie, comme s’il y avait un Sud et non des Suds.

Le discours de la Chine est simple et redoutable d’efficacité : « l’Occident est belliqueux » ; « dans leur histoire, les États-Unis ont été en guerre presque permanente » ; « partout où ils ont voulu implanter la démocratie de force, sans tenir compte des caractéristiques locales, ils ont semé le chaos et la désolation » ; « les Occidentaux appliquent deux poids deux mesures : ils ne font rien pour faire cesser les conflits en Afrique, mais dès qu’une guerre éclate en Europe, il faudrait que le monde entier se mobilise pour aider l’Ukraine » ; « l’Otan est responsable de la guerre en Ukraine, pas la Russie qui est contrainte de se défendre face à l’expansionnisme américain »? Ces arguments servent une stratégie d’isolement de l’Occident et de révision de l’ordre international indûment dominé par Washington.

À LIRE AUSSI Du Qatargate à l’affaire Zdanoka : un Parlement européen sous influences étrangèresLes influenceurs dont vous parliez portent exactement ce discours, comme Jackson Hinkle avec ses 2,4 millions d’abonnés sur X (ex-Twitter), recyclant la propagande russe et chinoise. D’où sortent ces agents à la fois pro-Russes et pro-Chinois, à l’audience titanesque ?

On peut identifier plusieurs profils. Certains ne s’intéressent pas à la politique, mais sont avides de profits et se vendent au plus offrant. Les Russes et les Chinois paient bien. Pour d’autres, comme Jackson Hinkle, c’est davantage idéologique. Cette motivation peut prendre deux formes : celle d’une adhésion aux thèses soutenues par le PCC ou encore la Russie ; ou, et le cas est très fréquent en France, celle d’une convergence d’intérêts sur la base d’un anti-américanisme virulent. Mais jusqu’à peu, les Russes et les Chinois cultivaient des réseaux distincts, pour faire simple, la Chine plutôt à l’extrême gauche et la Russie à l’opposé.

Or, nous faisons face à un moment singulier où ces camps se rejoignent dans une sorte de Front uni. L’essayiste Maxime Vivas, par exemple, soutien ancien du PCC, soutient également désormais l’action du Kremlin. Les acteurs de l’influence informationnelle chinoise, de leur côté, n’hésitent plus à reprendre les slogans et motifs argumentatifs de l’extrême droite. Le communisme MAGA de Jackson Hinkle, fusion politique entre le marxisme-léninisme et l’alt-right américaine, est aussi très représentatif de cette tendance. Les lignes bougent et nous manquons parfois de concepts pour en rendre compte parfaitement.

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Est-il prouvé que certains de ces influenceurs sont payés par la Chine ?

Des influenceurs qui avaient été approchés par les Chinois ont révélé les offres qu’ils avaient reçues. Mais il est difficile de savoir combien d’entre eux sont payés. Un nombre important de ces influenceurs reçoivent des avantages en nature qui prennent la forme de voyages en Chine dans des hôtels de luxe par exemple. Cette rémunération explique aussi parfois les revirements d’influenceurs qui, très éloignés des questions politiques à l’origine, commencent soudainement à relayer de la propagande. Bart Baker, un chanteur parodique américain comptant un million d’abonnés sur YouTube, s’est ainsi subitement mis à produire des vidéos pro-chinoises au sein desquelles ils insèrent des critiques des États-Unis.

À LIRE AUSSI Faut-il interdire TikTok? et les autres ? En 2021, vous constatiez et appeliez de vos v?ux un réveil de la France face aux méthodes « machiavéliennes » de la Chine. Ce réveil a-t-il porté ses fruits ?

Oui, le réveil est manifeste. Au niveau institutionnel, avec la création d’agences comme Viginum. Au sein de la société également, nombre de journalistes travaillent désormais sur ces questions, y compris pour la télévision, plaçant de facto la Chine sous surveillance. L’opinion publique aujourd’hui est aussi beaucoup plus consciente des man?uvres menées par la Chine comme par la Russie. Mais c’est une course sans fin. Car ces acteurs font évoluer leurs moyens, leurs techniques et leurs stratégies en permanence. Et reste un problème de fond, la relation asymétrique sur le plan de la connaissance.

Les Chinois nous connaissent parfaitement, alors que, de notre côté, nous sommes trop peu nombreux à travailler sur les conceptions chinoises de l’influence informationnelle et ses modes opératoires. La tâche est d’autant plus ardue qu’il est de plus en plus difficile, voire dangereux, de faire du terrain en Chine. Surmonter ces difficultés passe en partie par l’investigation numérique. La Chine a numérisé en masse ces dernières décennies, la quantité de données accessibles en ligne est proprement colossale, y compris sur des sujets sensibles. Il est ainsi tout à fait possible de travailler sur les bases de l’armée, les relais de la Chine à l’étranger ou encore les faux sites d’information via l’investigation numérique, comme nous l’avons fait dans notre ouvrage.

Nous avons donc tout intérêt à investir dans la formation à ces méthodes d’investigation du terrain numérique chinois. Afin de promouvoir cette approche, nous sommes en train de mettre sur pied une association, SinOsint, qui assurera une veille des méthodes d’investigation numérique de la Chine et proposera des programmes de formation ouverts aux non-sinisants.

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